Interview Exclusive de Philippe Steufken : Un ancien Trader devenu Stratège Financier pour PME
De la salle des marchés à l'accompagnement de dirigeants, un parcours singulier à la croisée de la finance, de la technologie et de l'humain.
5/20/2025


Introduction
Nous avons eu le privilège d’échanger avec Philippe Steufken, fondateur de Prosperty Partners, cabinet indépendant de conseil financier dédié aux dirigeants de PME et aux actionnaires d’entreprises familiales en Belgique, France et Luxembourg.
Avec plus de 25 ans d’expérience dans la finance de marché, la gestion de fortune, l’analyse financière et les institutions publiques, Philippe incarne une vision rare, à la fois stratégique et pragmatique, du rôle que peut jouer la finance dans la croissance des entreprises. Son parcours l’a conduit des salles de marchés les plus exigeantes aux fonctions de trésorier et conseiller de l’État belge, en passant par l’entrepreneuriat. Ce regard global et incarné lui permet aujourd’hui d’accompagner les dirigeants avec une compréhension fine des enjeux réglementaires, technologiques et humains.
Dans cet échange, il revient sur les grandes étapes de sa carrière, partage des anecdotes de terrain, et propose des pistes concrètes pour mieux articuler efficacité opérationnelle, bon sens, et équilibre humain.
Interview
GSF Tech Advisor : Bonjour Philippe, merci de nous accorder cet échange. C’est un plaisir de faire votre connaissance et de pouvoir revenir avec vous sur ce parcours si riche et contrasté.
Philippe Steufken. : Merci à vous, c’est toujours utile de pouvoir prendre du recul, de partager des expériences, et peut-être de nourrir des réflexions plus larges chez ceux qui nous lisent.
GSF, Q : Vous avez exercé dans des environnements très variés : marchés financiers, banque privée, secteur public, entrepreneuriat... Pour poser le cadre, pouvez-vous nous retracer ce parcours et ce qui vous a amené à créer Prosperty Partners ?
Philippe S. : J’ai commencé ma carrière en 2000 comme trader, sur les marchés actions, obligations, produits dérivés. On travaillait avec des fax, des tickets papier, des appels sans interruption. Je me souviens d’un ordre que j’ai retrouvé dix minutes trop tard sur mon bureau : le marché avait bougé, mais j’ai passé l’ordre quand même. Résultat : une perte de 17 000 euros. C’était brutal, mais formateur. Ensuite, j’ai évolué vers la banque privée, puis j’ai lancé mon propre family office en 2010. C’était une aventure passionnante, mais les contraintes réglementaires de MIFID sont arrivées. Trop lourd pour rester seul. Après un court retour dans le domaine de la gestion de patrimoine, j'ai voulu me rendre utile à ma région, puis à mon pays. Ayant conseillé au début de ma carrière des particuliers avec des portefeuilles de quelques dizaines de milliers euros, puis des portefeuilles de quelques millions en banque privée, ensuite quelques centaines de millions d'euros comme trésorier d'un organisme para-régional, je me suis retrouvé dans des dossiers de l'Etat belge chiffrant dans les milliards, voire dizaines de milliards d'euros. Une autre échelle, une autre pression. Mais avec le temps, j’ai ressenti le besoin de revenir à des enjeux concrets, à la réalité du terrain. En 2024, j’ai fondé Prosperty Partners pour accompagner les dirigeants de PME dans leurs décisions financières stratégiques. Une forme de retour au terrain, avec un réel impact.
GSF, Q : Quand vous repensez à vos premières années sur les marchés, quels étaient les principaux processus manuels ou difficultés que vous rencontriez au quotidien ?
Philippe S. : J’ai envie de vous partager quelques anecdotes qui illustrent bien ce que l’on vivait au quotidien.
Chaque soir, après la clôture des marchés, il fallait ressaisir manuellement toutes les opérations de la journée dans un outil de comptabilité interne. Ce logiciel n’était connecté à rien. Aucun automatisme. On travaillait à la main, dans un climat de stress très fort. Je me souviens d’un collègue qui s’est trompé dans une saisie de quantité : il a vendu 100 fois trop de titres. Le back-office n’a pas relu, la chaîne a validé l’opération, et la perte a été massive. C’était une autre époque, mais ces erreurs-là restent très actuelles dans leur logique. Autre exemple marquant : lors d’un passage d’ordre sur Intel à l’ouverture de New York, je voulais répartir l’ordre en trois blocs de 10 000. Je lance le premier : rien ne s’affiche. Le second : toujours rien. Le troisième… pareil. En réalité, les trois ordres étaient bien passés. C’était juste un bug d’affichage. Résultat : triple exécution involontaire. Ce qui est frappant, c’est que malgré les outils modernes — OMS, PMS, automatisation des contrôles pré- et post-trade — on continue à voir des erreurs. La forme a changé, mais les causes restent souvent les mêmes : surcharge mentale, précipitation, validation trop rapide, mauvaise ergonomie, manque de pédagogie sur les outils. Le risque zéro n’a jamais existé, et il n’existera jamais. On le diminue, on l’encadre, mais il faut rester lucide : ce sont encore les personnes, leurs habitudes et leur niveau d’attention qui font la différence. Ce constat peut nous amener justement à réfléchir plus largement à la place réelle de la technologie dans nos métiers.
GSF, Q : Avec le recul que vous avez aujourd’hui, comment jugez-vous l’évolution technologique dans les métiers de la finance ? Avez-vous observé des effets de bord, positifs comme négatifs ?
Philippe S. : La technologie a incontestablement fait progresser le secteur. On a automatisé des tâches fastidieuses, sécurisé certaines opérations, gagné en rapidité. Mais j’ai aussi vu l’envers du décor.
Une technologie mal comprise, ou imposée sans accompagnement, peut devenir un vrai frein. Par exemple, j’ai vu des outils déployés à marche forcée, sans vraie phase d’appropriation : les équipes front utilisaient à peine 30 % du potentiel de l’outil, et continuaient à travailler sur Excel en parallèle. Résultat : doublons, erreurs, perte de confiance. À l’inverse, dans des structures où l’on prend le temps de former, de contextualiser, d’écouter les retours des utilisateurs, la technologie devient un accélérateur. J’ai un principe simple : un bon outil, c’est un outil que les équipes comprennent, utilisent et maîtrisent. Il doit être robuste, intuitif, aligné sur les besoins réels du métier. Et surtout, il ne doit jamais déresponsabiliser. Ce n’est pas l’outil qui protège. C’est l’équilibre entre un bon système, des process clairs, et un humain attentif. Ce trio-là, c’est la vraie barrière de sécurité.
GSF, Q : On sent, dans votre parcours comme dans vos propos, que la dimension humaine est un fil rouge. Pourquoi cette conviction est-elle si centrale pour vous aujourd’hui ?
Philippe S. : C’est simple : tout commence et tout finit avec l’humain. On parle beaucoup d’IA, de digitalisation, d’automatisation. Mais une entreprise, c’est d’abord une somme de relations. Une confiance entre un conseiller et son client. Un dialogue entre un manager et son équipe. Un lien entre les collaborateurs. Ce que les clients attendent, ce n’est pas une interface. C’est un regard. Une écoute. Un échange. Le paradoxe, c’est qu’en voulant tout optimiser, beaucoup de grandes structures ont supprimé ce temps-là. Résultat ? Des conseillers qui courent, des clients frustrés, et des équipes qui s’épuisent. Aujourd’hui, on observe une explosion des burn-out, un désengagement silencieux. Pas par manque de compétences, mais par manque de respiration. Il faut réinvestir dans la relation. Offrir de l’écoute managériale. Créer des espaces d’échange informels. Valoriser l’implication, pas seulement les résultats. C’est là que naissent la confiance, la cohésion, et in fine… la performance. Durable, cette fois.
GSF, Q : Quels sont selon vous les outils les plus essentiels aujourd’hui dans un environnement de gestion performant ?
Philippe S. : Tout dépend bien sûr de la taille de la structure, mais certains outils sont devenus incontournables. Un bon OMS, par exemple, avec une saisie unique, permet d’éviter les doubles ou triples traitements. C’est un gain de temps, mais surtout une réduction du risque opérationnel. J’ai vu des équipes saisir les mêmes ordres dans trois systèmes différents — à chaque fois, on multipliait les chances d’erreur. Les contraintes pré-trade, quand elles sont bien paramétrées, assurent une vraie cohérence entre le profil du client et les opérations exécutées. Ce n’est pas juste une obligation réglementaire, c’est une sécurité stratégique. La réconciliation automatique des opérations — cash, titres, comptabilité — est également un socle. C’est ce qui évite que les erreurs se propagent dans la chaîne. Mais au-delà de ça, je recommande des outils d’aide à la décision simples. Trop de solutions sont conçues pour “faire tout”, mais finissent par décourager les utilisateurs. Ce qu’il faut, c’est libérer du temps sur les tâches à faible valeur ajoutée — reporting standardisés, contrôles répétitifs — pour que les équipes puissent se concentrer sur ce qui fait la différence : comprendre un portefeuille, accompagner un client, ajuster une stratégie. La technologie doit alléger, pas alourdir. C’est là que réside son vrai pouvoir.
GSF, Q : Vous avez insisté sur l’importance de la technologie… mais aussi sur ses limites. Selon vous, quelles sont les activités qui doivent absolument rester humaines dans une société de gestion ?
Philippe S. : Pour moi, tout ce qui touche à la relation, à la confiance, à l’émotionnel doit rester humain. Un client ne vous dit jamais tout. Il faut l’écouter, observer, parfois lire entre les lignes. Dans les moments de crise — marché qui plonge, portefeuille sous tension — ce n’est pas une machine qui va rassurer. C’est la posture, l’expérience, la capacité à dire : « Je vous comprends. Voilà ce qu’on va faire. ». Dans les moments de tension, un client n’attend pas seulement une performance ou un reporting. Il attend qu’on prenne le temps de poser les choses, de clarifier ses objectifs, de l’accompagner avec justesse. Ce qu’il retient, bien souvent, ce n’est pas le chiffre final… mais la qualité de l’échange humain qui a précédé. Et ce besoin, il existe aussi en interne. Les collaborateurs sont sous pression. Ils ont besoin qu’on les écoute, qu’on les remercie, qu’on reconnaisse leurs efforts — pas uniquement leurs résultats. On parle beaucoup de productivité, mais pas assez de cohésion, de dynamique collective. Or, on peut aller beaucoup plus loin simplement en réexploitant le potentiel humain déjà là : créer du lien, instaurer des espaces de feedback, célébrer les petites victoires. Ça ne coûte presque rien. Mais ça change tout.
La technologie doit libérer du temps pour ça. Pas le remplacer.
GSF, Q : Si vous aviez carte blanche pour transformer une société de gestion, quels seraient vos premiers chantiers ?
Philippe S. : Je commencerais par simplifier. Simplifier les outils, les processus, les reportings, les circuits de validation. Aujourd’hui, on passe trop de temps à gérer des couches techniques ou administratives qui n’apportent rien — ni au client, ni aux équipes internes. Ensuite, je mettrais en place une culture active de la formation. Pas des tutoriels qu’on oublie aussitôt, mais de vraies sessions régulières, construites avec les éditeurs, sur des cas concrets. Il faut redonner aux équipes la maîtrise de leurs outils. Je renforcerais également la relation client. Ce n’est pas un slogan marketing : c’est un vrai choix stratégique. Prendre le temps d’écouter, de comprendre, de rassurer — c’est exactement ce que les clients attendent aujourd’hui. Côté management, j’introduirais un suivi fin et régulier : entretiens individuels, feedbacks, rituels d’équipe. L’objectif, c’est d’anticiper les signaux faibles, pas de réparer dans l’urgence. Et surtout, je remettrais du bon sens au cœur des modèles. Moins d’ingénierie financière inutile. Plus de gestion indexée, plus de clarté, plus de lisibilité. Enfin, j’ajouterais un pilier fondamental : la gestion des émotions. Les crises — financières ou humaines — ne se traversent pas avec des outils, mais avec de la clarté mentale, de la présence et de la confiance partagée. Une entreprise, ça ne se pilote pas uniquement avec des chiffres. Ça se pilote avec une vision, un alignement collectif… et un état d’esprit.
GSF, Q : Un dernier mot pour conclure ?
Philippe S. : Oui, peut-être un appel très simple : celui de remettre l’humain au cœur, concrètement.
Aujourd’hui, on court beaucoup, on parle technologie, performance, stratégie… mais parfois, il suffit de très peu pour recréer du lien. Dans les afterworks que j’organise, ce qui revient souvent c’est : « On n’avait encore jamais connu un cadre aussi simple et bienveillant pour échanger librement. ». Créer des moments où les gens peuvent partager leurs problématiques, être écoutés, poser leurs doutes sans peur du jugement… ça change une dynamique. Je crois que les dirigeants et managers ont un rôle clé à jouer là-dessus : instaurer une communication fluide, favoriser les entretiens individuels réguliers, maintenir un bon équilibre entre distanciel et présentiel, et surtout… prendre le temps. On sous-estime trop souvent le potentiel humain présent dans nos organisations. Il suffit parfois de l’activer avec justesse pour que tout se remette en mouvement. Et ça, aucun logiciel ne le fera à notre place.
GSF : Merci Philippe pour cet échange sincère, structuré et profondément incarné. Votre parcours, vos convictions et vos retours d’expérience apportent un éclairage précieux sur les tensions concrètes que vivent aujourd’hui les sociétés de gestion : entre innovation technologique, exigence opérationnelle et nécessité absolue de remettre l’humain au cœur. À travers vos exemples et votre lucidité, vous nous rappelez que les vraies transformations ne naissent pas d’une injonction ou d’un outil, mais d’une écoute attentive, d’un regard stratégique… et d’une capacité à aligner convictions et actions. Merci encore pour la richesse de ce témoignage.
Cette interview a été menée par Gwendoline Said, fondatrice de GSF Tech Advisor, auprès de Philippe Steufken, fondateur de Prosperty Partners. Merci à lui pour sa disponibilité, la clarté de sa vision, et la richesse de ses partages d’expérience.
Clés de réflexion pour les professionnels de la gestion – GSF Tech Advisor
1. Le risque zéro n’existe pas, même avec la meilleure technologie : Même les meilleures technologies n’éliminent pas l’erreur humaine : bugs, surcharge, fatigue ou validations trop rapides. Le contrôle humain reste un pilier.
2. Réhabiliter le bon sens dans la conformité : Des réglementations trop complexes finissent par perdre en efficacité. Le bon sens opérationnel est un allié, pas un ennemi de la conformité.
3. Préserver le lien client à tout prix : Un bon outil n’a jamais remplacé une vraie écoute. Dans un univers standardisé, la relation client devient l’avantage compétitif.
4. Créer une écologie managériale durable : Reconnaître l’effort, anticiper les signaux faibles, créer des espaces de feedback : c’est ainsi qu’on bâtit des équipes engagées et résilientes.
5. Allier tech et humain comme deux leviers indissociables : La technologie doit libérer du temps. L’humain doit lui redonner du sens. Ensemble, ils créent de la valeur durable.
Conclusion :
Le parcours de Philippe est une leçon de lucidité. Derrière les outils, les normes et les indicateurs, il nous rappelle l’essentiel : la finance est un métier d’équilibre — entre rigueur et adaptation, entre performance et présence humaine.
Un grand merci à lui pour cet échange sincère, engagé et éclairant. Puisse-t-il inspirer celles et ceux qui, au cœur des transformations, cherchent à concilier exigence opérationnelle, cohérence managériale… et intelligence humaine.
GSF Tech Advisor
Accompagnement en transformation digitale et conseil en solutions technologiques.
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